samedi 27 février 2010


Ça me fait du bien de lire Dickens en hiver, entre deux tempêtes de neige, alors que tout à l'extérieur s'immobilise & que dans ce roman-fleuve ça fourmille de partout, c'est une effervescence constante de personnages exagérément typés & de dialogues savoureux & de descriptions minutieuses, drôles à en être gluantes de sarcasme ; l'atmosphère sombre des villes pleines de suie mélangée à quelque chose de très comme il faut, de très victorien, de grands monsieurs qui discutent de politique étrangère en fumant des cigares, le feu dans la grande cheminée de marbre, les bibelots soigneusement époussetés par une bonne au tablier empesé. C'est interminable, ça part dans toutes les directions, c'est un véritable festin de détails -- c'est délicieux.




J'aime quand les courriels de Juillet commencent par en ce moment je suis saoul pas mal mais je me suis dit que c'est pas une raison pour pas t'écrire, parce que c'est toujours de bon augure.




Deux fois par semaine j'enseigne à un groupe d'adolescents, des longs cours de deux heures & quart auxquels ils assistent tout de suite après la fin de l'école, à quatre heures, les mardis & les jeudis, & qu'ils suivent parce que leurs parents, parce que leur avenir, parce que parce que parce que, mais jamais parce qu'ils en ont envie. Ils ont entre treize & seize ans, je les appelle mes p'tits crisses, affectueusement!, parce que cibole, ils sont quelque chose -- mais ils ont pas de malice. Ou pas beaucoup. & ils sont drôles comme c'est pas possible.

Alors jeudi, dépression généralisée pour cause de défaite hockey-ienne russe. En plus Plushenko a perdu son titre de champion du monde en patinage artistique un peu plus tôt dans la semaine. C'est le drame. La fierté nationale russe est en péril. Je leur dis pas grave, on fera pas de grammaire aujourd'hui, j'ai préparé des jeux pour la deuxième partie du cours, en attendant on va se parler. & on parle & on parle & on parle --

Du végétarianisme --
Vania, 13 ans : When I eat chicken, I feel sorry for the chicken. I think that if you feel sorry for the animals, you should not eat the animals. & if you do not feel sorry for the animals... then maybe the vegetarians come to kill you!!!
Moi : Thank you Vania, that's a... a good point you're making?

& de l'argent gagné à la loto --
Fyodor, 16 ans : If I won a million dollars, I would buy a big swimming pool & fill it with crocodiles.
Alissa, 15 ans & particulièrement perplexe : ...why don't you just buy a nice Lamborghini, like a normal Russian person?
Fyodor : Because I like crocodiles!

Je les aime.




& pourtant, je ne sais pas vivre autrement, je ne sais exister différemment sinon dans ce perpétuel décalage où j'aspire à être ailleurs. [Isabelle]

- Stéphanie Filion & Isabelle Décarie, Almanach des exils


Parfois on tombe sur des phrases, comme ça.




jeudi 18 février 2010





Ce midi j'ouvre l'avocat que j'ai acheté en début de semaine & la chair est de ce vert parfait, pâteux mais ferme, sur lequel je tombe presque jamais, sur lequel je suis jamais tombée depuis que je suis en Russie. J'écarte la pelure avec mes doigts & je tache toutes les feuilles sur lesquelles j'ai minutieusement recopié ma préparation de cours de tout à l'heure mais c'est pas grave, il n'y a jamais rien de trop grave, je mange un avocat à moi toute seule & ma vie, ma vie à moi, la seule que j'ai, est d'un vert délicieux.




Hier je m'éveille, c'est la fête de ma petite soeur, elle a vingt & un ans & je veux lui écrire quelque chose là, avant même le premier mauvais café instantané du matin. & dans ma boîte de réception, déjà un message --

Amélie, je t'aime & je m'ennuie vraiment de toi & je suis en ce moment l'homme le plus triste de la planète. Malgré ça, tout ira bien. Malgré ça, toi & moi ça ira bien.

Je crois qu'il y a quelque chose qui continue, tout doucement, malgré toutes les tristesses du monde.



mardi 16 février 2010





Avant de partir à la mi-décembre, le copain de Porcelaine m'avait donnée un billet de cinq cents roubles en prévision de la Saint-Valentin : achète-lui un paquet de cigarettes & un bouquet de fleurs qu'il m'avait dit, puis non, des cigarettes & un BigMac. Alors dimanche matin j'ai enfilé toutes mes pelures & je suis allée au kiosque de tabac, puis au McDo sur Novoslobodskaïa, puis chez Porcelaine, où je me suis présentée en dissimulant les cadeaux derrière moi. Le sourire grand comme ça.




Pour la Saint-Valentin il y a Sergi qui m'a écrit un courriel, à moitié en euskera & à moitié en espagnol, tout plein de fautes parce que c'est le catalan sa langue maternelle & qu'il a jamais su parler autre chose qu'un espagnol approximatif, il m'écrit ya hace tiempo que quería decirte algo, que te hecho de menos, il s'ennuie de moi. Sergi c'est le garçon qui m'avait dit, avec le plus grand manque de tact possible, que j'étais une parenthèse dans sa vie, une jolie parenthèse mais juste une parenthèse quand même, pas grand-chose de plus. Je lui en veux pas, même à ce moment-là je lui en avais pas voulu, il devait être quatre heures du matin & nous revenions des bars de Kutxi sous la petite pluie de fin mai, & moi je me souviens lui avoir dit j'espère que tu diras plus jamais ça à personne, jamais.




Avant-hier j'ai commencé une d'histoire dans un ficher que j'ai appelé triste, parce que parfois je crois que c'est vrai qu'il faut écrire là où ça fait mal.

Ça fait neuf jours que j'ai pas de nouvelles de Juillet & je me dis que peut-être il y a quelque chose qui se termine, doucement, sans que je puisse rien y faire. & ça me rend infiniment triste.



mardi 9 février 2010


Je retourne au café instantané, aux longues files d'attente pour peser les légumes au supermarché, aux mendiants agressifs dans les wagons du métro, à notre chambre toujours froide & à Sasha-le-radiateur qui surchauffe, aux trottoirs dangereusement glacés de la ville, aux caissières maussades, aux quatre kilos & demi de kopecks inutiles qui alourdissent mon porte-feuille, à Igor la plante qui frôle la mort sur le bord de ma fenêtre, aux cuisines communes où il y a toujours au moins un peu de vaisselle sale, aux conversations en flamand que Kyoto a avec sa mère via Skype, à l'odeur de cigarette qui traîne dans la cage d'escalier, à l'ascenseur brinquebalant de l'immeuble, au matelas dur de mon petit lit, au ciel bleu des journées très froides, à mon téléphone cellulaire russe crissement pas fonctionnel, à une certaine fatigue traînante, persistante, qui me rappelle mes grands accès de langueur en automne. Mais je retourne aussi à l'envie de tout faire en même temps, manger des légumes verts lire de bons livres tricoter des pantoufles courir dans les escaliers de secours écouter des tonnes de nouvelle musique dessiner gribouiller vivre!, & ça c'est pas rien, surtout en février.




Je vais travailler & je retrouve toutes les hésitations attendrissantes des adultes qui apprennent patiemment, parfois péniblement une nouvelle langue ; l'espèce de joie tranquille qu'ils ont quand ils saisissent vraiment, vraiment quelque chose, aussi, & la satisfaction que moi j'ai quand je réussis à les faire rire un peu, entre deux règles de grammaire.

Je me présente à un seul endroit & il y a trois emplois qu'on m'offre comme ça, comme si ça devait toujours être aussi simple que ça.

Unaï m'envoie un courriel, quelque chose de doux, quelque chose qui fait du bien. Il y dit je t'imagine bien à Moscou en train d'apprendre sur la vie, petite à côté de tout ce qui se passe autour de toi, mais toujours heureuse.

Au marché il y a une babouchka au visage fripé qui me voit hésiter devant les espèces de mandarines à la pelure presque rouge qu'on y vend & elle me dit, c'est délicieux, tu verras que c'est délicieux!. & j'en achète quatre, & c'est vrai que oui, que c'est très délicieux.

Il y a de bonnes choses, quand même.




Je lis Boulgakov & je pense aux chiens moscovites qui prennent le métro, qui s’infiltrent au centre-ville, qui traînent autour des boucheries, qui se roulent en boule pour dormir sous des viaducs --


Il ne sert absolument à rien d’apprendre à lire, quand, de toute manière, la viande se sent à un kilomètre. Néanmoins, si vous habitez Moscou & si vous avez si peu que ce soit de cervelle dans la tête, vous apprendrez l’alphabet, que vous le vouliez ou non, & cela sans suivre aucun cours. Sur les quarante mille chiens moscovites, il ne s’en trouvera jamais qu’un seul, un idiot absolu, à ne pas savoir composer avec des lettres le mot saucisson.

- Mikhaïl Boulgakov, Coeur de chien


Je lis Boulgakov, & j’ai trèstrès envie de relire Le Maître & Marguerite.



dimanche 7 février 2010


J'ai terminé un autre recueil de Suzanne Myre tout juste avant de repartir pour Moscou, Le peignoir que ça s'appelait, & dans la nouvelle-titre il y avait une histoire de deuil & de père mort à l'étranger, en vacances. Je me suis dit ça me suit partout mais en fait c'est pas moi que ça suit, pas du tout.




I invented a book that listed every word in every language. It wouldn't be a very useful book, but you could hold it & know that everything you could possibly say was in your hands.

- Jonathan Safran Foer, Extremely Loud & Incredibly Close




Durant la dernière semaine à Québec, je me suis enroulée & enroulée & enroulée autour de Juillet & de son chagrin. J'ai jamais perdu de grands-parents j'ai jamais perdu de parents j'ai jamais perdu d'amis, dans ma famille il y a juste le chien qui est mort, de vieillesse, d'un petit corps trop usé, triste mais pas déchirant d'inattendu, une mort tranquille à en être douce. Alors quand j'avais toute l'impuissance du monde qui me montait à la gorge, je disais le moins de choses possible & je m'enroulais, je m'enroulais, mes mains chaudes sur sa nuque, mes jambes entortillées dans les siennes. Mon souffle contre sa joue, comme une caresse. De petites poches d'air pour remplacer les mots bloqués dans mon ventre.

Il m'a dit si tu pars pas je vais m'en vouloir, alors je suis partie comme prévu, je suis partie quand même. Lourde de choses que je sais pas dire.




& janvier 2010

Kafka on the Shore, Haruki Murakami
Cuentos sobrenaturales, Carlos Fuentes
Mes aventures d'apprenti chevalier presque entièrement raté, Marie Clark
Extremely Loud & Incredibly Close, Jonathan Safran Foer
Tout ce qui brille, Jennifer Tremblay
Le Vengeur masqué contre les hommes-perchaudes de la Lune, François Blais